Dissidences : « Raphaël Meyssan signe un très bel hommage à la Commune de Paris appelé à faire date »

Un compte rendu des trois tomes de la bande dessinée sur la Commune de Paris de 1871 de Raphaël Meyssan, par Jean-Guillaume Lanuque, le 18 février 2020

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Raphaël Meyssan, Les Damnés de la Commune, tome 1 : À la recherche de Lavalette, tome 2 : Ceux qui n’étaient rien, tome 3 : Les orphelins de l’histoire, Paris, Delcourt, 2017-2019, 146 pages les deux premiers tomes, 178 le troisième, 23,95 € chaque tome.

Raphaël Meyssan a choisi de rendre hommage à la Commune de Paris à travers trois romans graphiques particulièrement originaux et ambitieux. La particularité de cette réalisation, c’est en effet de reprendre exclusivement des illustrations datant du XIXe siècle, réutilisées ou détournées (à la manière des constructivistes et des situationnistes ?) afin d’en faire les éléments d’un récit autre [1].

Tout débute par une enquête contemporaine, consistant à découvrir la vie d’un certain Lavalette, voisin du narrateur à un siècle et demi de distance… C’est d’ailleurs sur ces planches actuelles que l’utilisation d’une iconographie ancienne déroute le plus. Ce que Raphaël Meyssan parvient à rendre à merveille, c’est le travail de l’historien sur les archives, les investigations qu’il nécessite, les croisements et les vérifications qu’il impose. Hommage est à cette occasion rendu au Dictionnaire Maitron, ainsi qu’à l’éditeur François Maspero, via le vendeur de journaux choisi comme logo des éditions ; les cases évoquant ce personnage et les souvenirs de Maspero sur sa seconde naissance sont tout particulièrement émouvantes et réussies. En fait, dans cette reconstitution de l’histoire de la Commune, Raphaël Meyssan a fait le choix de dresser en parallèle deux itinéraires, deux exemples d’histoire par en bas, celle de Gilbert Lavalette, qui fut membre du Comité central de la Garde nationale, et celle de Victorine B, dont les Souvenirs d’une morte vivante furent réédités en 1976 par… Maspero.

Ce qui impressionne particulièrement le lecteur, outre l’énorme travail de réappropriation d’une iconographie revitalisée, c’est le récit extrêmement précis et détaillé que Raphaël Meyssan a choisi de dresser, citant de multiples extraits de témoignages bien réels ou d’études plus connues (l’histoire de la Commune de Lissagaray, par exemple). L’ensemble du premier tome est ainsi consacré, outre à l’enquête précédemment évoquée, à l’ensemble du contexte ayant conduit à la proclamation de la Commune : montée de l’opposition au Second Empire (les figures de Rochefort et Flourens sont spécifiquement ciblées), guerre de 1870 (dénoncée comme moyen pour les puissants d’étouffer la contestation sociale), imposition par la population parisienne de la République début septembre, insurrection du 31 octobre, trahisons successives des membres du Gouvernement de la défense nationale (Ferry et Thiers sont largement privilégiés à cet égard), difficultés de la vie quotidienne des masses ouvrières (les tragédies successives vécues par Victorine laissent sans voix…).

Le second tome permet d’insister sur ce qui, pour Raphaël Meyssan, fait toute la force de la Commune : sa conception de la démocratie. L’appel aux élections est reproduit page 20, et certains de ses passages cités, comme pour mieux décrire le fossé qu’il y a avec la démocratie d’aujourd’hui ; le mépris des élites pour la population insurgée est habilement souligné en mettant dans la bouche de personnages dessinés du XIXe siècle des citations de Nicolas Sarkozy, François Hollande ou Emmanuel Macron ! À l’inverse, il oppose la Commune d’un côté et Marx, Engels, Lénine et Trotsky de l’autre, dans leur refus ou éloge de la violence révolutionnaire [2]. De ce point de vue, Les Damnés de la Commune s’inscrit parfaitement dans ce fil renoué avec le XIXe, par-delà un XXe jugé trop mortifère, proposant un futur antérieur comme alternative au présent. Ceux qui n’étaient rien insiste également beaucoup sur la dimension militaire, retraçant les différents affrontements entre communards et versaillais – le volume se clôt par la prise du fort d’Issy. Autre élément visant à légitimer encore davantage cette lutte des Parisiens, l’accent mis sur l’investissement des femmes et l’éclairage donné aux Communes de province : elles font l’objet d’une carte de synthèse en fin d’album, et celle de Marseille a droit à plusieurs planches à l’occasion de son écrasement.

Le dernier tome débute par la chute de la colonne Vendôme, événement qui est aussi l’occasion d’un clin d’œil plein d’humour de Raphaël Meyssan à un autre auteur ayant rendu hommage à la Commune, Jacques Tardi [3]. La dimension anticléricale de la Commune est également abordée, avec une critique visant la figure de Raoul Rigault. Les pages 8 et 9 permettent en outre de découvrir le Paris d’alors, une leçon d’histoire aussi synthétique que percutante. Mais l’essentiel de l’album est bien sûr consacré à la répression sous toutes ses formes : les résistances courageuses de célébrités (Charles Delescluze) ou d’anonymes ; les combats déséquilibrés des communards contre les versaillais ; les incendies de bâtiments emblématiques (magnifique double page 72-73) ; les fusillades généralisées (force étouffante de la répétition des mêmes pages 118-119), les victimes infantiles étant particulièrement ciblées ; le sort des prisonniers, procès et déportations. Vision surplombante que je trouve bienvenue, plusieurs pages élargissent le propos à la Terre (« Sait-elle ce jour, il y a un siècle et demi, où la Terre faillit s’arrêter ? », p. 87) et au cosmos, citant de larges extraits de L’Éternité par les astres de Blanqui [4].

Ce triptyque se termine un peu comme il avait commencé, par de nouvelles investigations dans les archives afin de savoir ce que sont devenus Lavalette et Victorine : le premier, violent à l’égard de sa femme et indicateur ponctuel de la police, permet d’aller au-delà de la dimension mythologique, démontrant le caractère profondément humain et faillible de ces « héros » d’un moment. À l’inverse, la charge critique est sans appel contre les tenants de l’ordre, passés ou présents. Ironie suprême, Raphaël Meyssan cite un recueil d’articles d’Émile Zola de cette période, mais qui voile les textes les plus hostiles à la Commune. Son titre ? La République en marcheAvec Les Damnés de la Commune, Raphaël Meyssan signe un très bel hommage à la Commune de Paris, appelé à faire date, à l’instar du Cri du peuple de Tardi [5].

Jean-Guillaume Lanuque

[1Dans le premier tome, des photos en noir et blanc sont utilisées seulement pour la tombe de Lavalette.

[2Raphaël Meyssan retrace pourtant la manifestation des amis de l’ordre dans les premiers temps de la Commune, autour de la place Vendôme, manifestation réprimée dans la violence par la Garde nationale (et qui n’est pas sans évoquer au moins en partie la manifestation des partisans de la Constituante russe début 1918).

[3Jean Vautrin, Tardi, Le Cri du peuple, édition intégrale, Paris, Casterman, 312 pages, 2011, 55 €.

[4Il y a là une convergence objective entre le scénario de Raphaël Meyssan et une nouvelle que j’ai écrite avant de découvrir ce troisième tome, « L’éternité a déjà commencé », centrée sur Blanqui et son essai cosmologique.

[5Pour le traitement fictionnel récent de la Commune de Paris, lire notre communication : Jean-Guillaume Lanuque, « La Commune de Paris dans la fiction contemporaine : une recomposition des mémoires », in Émilie Goin, Julien Jeusette (dir.), Écrire la révolution de Jack London au Comité invisible, revue La Licorne, n° 131, Rennes, PUR, 2018.