Dans l’atelier : analyse de quelques planches

Je n’ai réalisé aucun dessin pour Les damnés de la Commune. Dans cette bande dessinée, j’ai utilisé exclusivement des dessins de l’époque de la Commune : des gravures publiées dans des journaux et des livres parus il y a un siècle et demi. Cette démarche a suscité beaucoup de curiosité. Voici comment j’ai réalisé quelques-unes des planches de ce livre.

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Une planche « classique »

Page 46, Les Damnés de la Commune, tome 1 À la recherche de Lavalette, par Raphaël Meyssan, éditions Delcourt, 2017.
CASES 1 ET 3 : Burgun, « L’impératrice presse l’empereur, encore hésitant, de prendre une résolution définitive, et lui dit : “Cette guerre sera ma guerre” », Histoire illustrée du Second Empire, de Taxile Delord, Librairie Germer-Baillière et Cie, 1880-1883. CASE 2 : Félix Régamey, « M. Gutierrez de Estrada demande à Napoléon III de restaurer la monarchie au Mexique », op. cit. CASE 4 : Burgun, « L’empereur ne serait-il pas tenté de se jeter dans quelque guerre, pour ressaisir la dictature qu’un coup d’État ne pouvait plus lui rendre ? », op. cit. CASES 5-8 : Burgun, « M. de Bismarck, avant de se décider à faire la guerre à l’Autriche (…) », op. cit.

Cette planche reprend les codes classiques de la bande dessinée : des dessins dans des cases, organisés pour servir la narration d’une histoire, un personnage qui revient de case en case, des bulles à travers lesquelles les personnages s’expriment, des didascalies pour le narrateur…

Une difficulté dans la réalisation de ce livre tient au fait qu’il y a très peu – et souvent même jamais – de dessins de mes personnages. Il n’est donc pas possible d’avoir un petit Tintin qui court de case en case. Pour concevoir cette planche, j’ai eu de la chance : je disposais de nombreuses images du personnage principal, Napoléon III. Une autre difficulté vient de la diversité des styles : les gravures que j’utilise ont été réalisées par des artistes différents et publiées dans des journaux ou des livres sans rapport les uns avec les autres. Dans cette planche, il y a cependant une unité graphique car toutes les gravures viennent du même ouvrage : les six tomes de l’Histoire illustrée du Second Empire de Taxile Delord (Librairie Germer-Baillière et Cie, 1880-1883) et toutes sont de la main du même artiste, Burgun, à l’exception de la deuxième, qui est de Félix Régamey.

Certaines gravures représentent directement le sujet dont il est question dans la page. D’autres évoquent un autre événement, mais se prêtent bien au jeu. Ainsi, l’image utilisée dans les quatre cases du bas représente le chancelier prussien Otto von Bismarck se demandant s’il va se lancer dans une guerre… non contre la France, comme je le dis ici, mais contre l’Autriche.

La matière iconographique dont je disposais m’a donc permis de réaliser cette planche « classique » de bande dessinée.

Comment naissent les dialogues ?

Dans cette planche, le scénario que j’avais écrit se limitait à peu près aux deux didascalies qui surplombent chaque partie. Je n’avais prévu aucune bulle. C’est au contact des gravures que les dialogues sont nés. La présence de l’impératrice Eugénie à côté de Napoléon III pouvait me permettre d’évoquer son rôle dans le déclenchement de la guerre. Je ne voulais pas entrer dans les détails, car ce n’est pas non plus l’objet du livre, mais j’ai eu envie de glisser une petite information à ce sujet.

Pour les dialogues, mon esprit a commencé à s’amuser avec une private joke. Très souvent, ma compagne me dit : « J’ai une idée. » Je m’exclame alors quelque chose du genre : « Enfin ! Quel grand jour ! » Et comme elle a beaucoup d’idées, c’est une blague récurrente. Un jour, alors que nous étions dans la rue, un couple de personnes âgées marchait devant nous. Le femme dit à son mari : « J’ai une idée. » Et celui-ci répondit avec malice et douceur : « Incroyable ! » Nous avons souri et continué à marcher dans leurs pas.

Lorsque j’ai regardé ces gravures, j’ai donc eu une idée, moi aussi... Et j’ai écrit ce dialogue imaginaire entre l’impératrice et l’empereur. Il n’y a évidemment aucune identification avec ces personnages pour lesquels je n’ai pas de sympathie. Mais cela montre que l’intime se glisse dans tout le livre. Il est présent autant avec les personnages qui me touchent, comme Victorine, qu’avec ceux que je n’apprécie pas. Il est un courant souterrain qui irrigue chaque page.

Ce petit dialogue anodin est finalement devenu le pivot du chapitre que j’ai repensé autour de lui. J’ai intitulé le chapitre « Une idée géniale » et il se termine par ces mots et les conséquences de cette idée.

Une planche graphique

Page 50, Les Damnés de la Commune, tome 1 À la recherche de Lavalette, par Raphaël Meyssan, éditions Delcourt, 2017.
Félix Régamey, Clément-Édouard Bellenger, «  Assaut de Malakoff  », Histoire illustrée du Second Empire, de Taxile Delord, Librairie Germer-Baillière et Cie, 1880-1883.

Cette planche est justement la dernière du chapitre « Une idée géniale ». Je voulais montrer la réaction en chaîne que peut provoquer une décision : « La guerre entraîne la guerre ». Pour cela, j’ai cherché des images de guerre. J’en ai trouvé de nombreuses. Elles étaient souvent magnifiques. Je me suis finalement arrêté sur celle-ci en raison de la dynamique de la composition (voir l’image originale ci-contre). Les experts en uniformes militaires et les spécialistes des grandes batailles objecteront qu’elle n’a pas de rapport avec le sujet. Mais cela ne me gêne pas, car le sujet c’est la guerre.

J’ai recadré l’image pour renforcer sa dynamique et masquer les éléments anachroniques et j’ai construit les formes des cases afin de renforcer cette dynamique. Elles fonctionnent avec le sens de la lecture de la page, qui commence en haut à gauche et se termine en bas à droite. Et, surtout, elles créent cet effet d’entonnoir qui correspond à ce que je voulais exprimer.

 

 

Une planche qui joue avec les cases

Page 6, Les Damnés de la Commune, tome 1 À la recherche de Lavalette, par Raphaël Meyssan, éditions Delcourt, 2017.
«  Théâtre de la Gaîté, funambules, délassements comiques  », F. Roy éd.

Cette planche est moins classique pour une bande dessinée.

Je voulais raconter la déambulation du narrateur à travers Paris et donner à ressentir son sentiment que sa ville était en train de disparaître.

J’aurais pu, pour cela, chercher des images figurant les lieux évoqués dans le texte : une pâtisserie, une pharmacie, une boucherie, l’Hôtel de Ville… J’aurais aussi pu chercher un personnage qui marche dans les rues.

Mais j’ai préféré utiliser une seule image de façades parisiennes, que j’ai déclinée de nombreuses fois en jouant avec la forme et l’orientation des cases.

La première partie, horizontale, accompagne la marche du narrateur. Les cases s’étendent sur la largeur de la page, comme le narrateur traverse la ville. Mais, dans le même temps, les cases s’écrasent, alors que le narrateur ressent lui-même une sensation d’étouffement. Dans la deuxième partie de la page, les cases verticales ne donnent pas au narrateur la possibilité de lever les yeux et de reprendre de l’air. Au contraire, leur écrasement, puis leur dégringolade incarnent un monde qui s’écroule, un décor qui s’effondre. L’usage des bulles – inhabituel puisqu’elles ne sont pas reliées à un personnage – accentue la scansion introduite par les cases verticales.

Dans le haut de la page suivante, ces mêmes lignes figurent la pluie qui tombe dans la case où se trouve le narrateur et accentuent sa sensation d’enfermement par l’évocation de barreaux.

Haut de la page 7, Les Damnés de la Commune, tome 1 À la recherche de Lavalette, par Raphaël Meyssan, éditions Delcourt, 2017.
«  Théâtre de la Gaîté, funambules, délassements comiques  », F. Roy éd.

J’ai trouvé ces idées graphiques parce que je n’avais pas d’images figurant l’histoire que je voulais raconter. Dans une bande dessinée classique, le scénariste aurait donné des indications au dessinateur qui aurait, par exemple, représenté la marche du narrateur et les devantures des magasins. L’absence de dessins m’a obligé à chercher autre chose, à être créatif. Ici, j’ai choisi de jouer avec l’un des éléments de la bande dessinée : la case.

Une planche qui accompagne le récit... et glisse un doute

Page 89, Les Damnés de la Commune, tome 1 À la recherche de Lavalette, par Raphaël Meyssan, éditions Delcourt, 2017.
CASE 1 : Rougeron, Vignerot, «  Au quartier cellulaire de la Santé. Le rond-point central et l’autel  », Paris ignoré, de Paul Strauss, Ancienne maison Quantin, Librairies-imprimeries réunies, 1892. CASE 2 : Magellan, «  Autel de la chapelle de la prison [de la Santé]  », Le Journal illustré. CASE 3 : F. Lix, Smeeton, «  Le siège de Paris. Mort du comte de Dampierre, au combat de Bagneux, le 13 octobre 1870  », Histoire de la révolution de 1870-71, de Jules Claretie, L’Éclipse, 1872-1875. CASE 4 : Gallorau, «  Les cellules [de la Conciergerie]  », Le Journal illustré. CASE 5 : Gallorau, «  Couloir donnant accès aux cellules [de la Santé]  », Le Journal illustré.

J’ai eu beaucoup de mal à trouver comment raconter l’évasion de Gustave Flourens de la prison de Mazas. Un document d’archive m’avait appris que Lavalette avait participé à l’opération. Et j’avais envie d’utiliser le récit détaillé qu’en a fait Louise Michel. Elle narre l’événement comme l’exécution d’un plan mathématique, et je pensais, en la lisant, à un film d’évasion ou de braquage.

Le problème était que je n’avais pas de gravures de l’opération à l’intérieur de la prison. J’avais trouvé deux images qui représentent Flourens sortant de Mazas, acclamé par les gardes nationaux qui l’ont libéré. Mais rien à l’intérieur. J’avais cherché dans des romans de l’époque si je rencontrais des gravures qui racontent une évasion similaire. Mais je n’ai pas trouvé.

J’ai fait plusieurs essais avant que naisse l’idée de cette page. J’avais trouvé quelques images d’intérieur de prisons, dans différentes publications. Mais elles avaient pour objectif de présenter la qualité des bâtiments ; certainement pas une évasion ! J’avais aussi des images de gardes nationaux en action, notamment lors de combats contre les Prussiens dans les environs de Paris.

Pour construire cette planche, je me suis inspiré d’un journal paru au début du XXe siècle, L’Œil de la police, qui utilise les globes des yeux des policiers (qui voient tout) et met parfois en scène un événement autour d’un rond central.

Dans la composition de cette page, le rond central avec les gardes nationaux se superpose aux images de la prison vide. Les images du fond correspondent au plan expliqué par Louise Michel : les membres du commando ont étudié les lieux et connaissent en détail le schéma de la prison. Le rond central est aussi le cadran d’une montre autour duquel tournent les mots de Louise Michel à mesure que l’opération avance.

Mais j’avais aussi envie d’introduire une petite touche d’ironie et m’autoriser à douter de l’exactitude de récit de Louise Michel. Le rond central correspond à l’action : une déferlante de gardes nationaux. On peut imaginer qu’ils ont plus joué sur leur nombre et leur force que sur le respect scrupuleux d’un plan.

L’élément principal de la bande dessinée : la narration

La première planche montre que le livre utilise les codes classiques de la BD. Mais, pour moi, ce n’est pas suffisant. Coller des bulles sur des gravures ne fait pas tout.

Pour expliquer ma démarche, j’ai présenté les autres planches. Elles font apparaître l’élément fondamental de la bande dessinée : la narration.

On peut se focaliser sur des composants comme la case, la bulle ou le personnage pour caractériser la bande dessinée. Mais l’élément principal, organique, autour duquel tout s’organise, la clé de voûte sans laquelle rien n’existe, c’est la narration : du début à la fin de la page, de la première à la dernière page, il s’est passé quelque chose, une histoire a été racontée.

Raphaël Meyssan