Positive Rage : entretien avec Raphaël Meyssan

Un entretien autour de la bande dessinée de Raphaël Meyssan sur la Commune de Paris de 1871, le 9 février 2020

Imprimer Partager sur Facebook Partager sur Twitter

Raphaël Meyssan, le damné de la commune

Les Damnés de la Commune, ou quand Raphaël Meyssan part à la recherche de son voisin communard Lavalette… « L’Histoire de la Commune de Paris telle que vous ne l’avez jamais vue » : Delcourt, l’éditeur de la trilogie Les Damnés de la Commune, disait vrai ! En racontant ce chapitre clé (et édifiant !) de l’Histoire de France à travers des gens simples (Victorine, une parisienne lambda et Lavalette, un insurgé qui a fait partie du comité central de la Commune de Paris mais que tout le monde, ou presque, a oublié) et, surtout, en utilisant uniquement des gravures d’époque qu’il a recadrées et agencées en séquences, Raphaël Meyssan a réalisé l’une des bande dessinées (lui qui n’en avait jamais fait auparavant !) les plus singulière et marquante de ces 2-3 dernières années. Il nous fallait donc lui poser quelques questions !

Pour commencer, pourriez-vous nous raconter la genèse, assez incroyable, des Damnés de la Commune ?

J’ai beaucoup voyagé en Amérique latine entre 2004 et 2007. J’ai vu les mouvements révolutionnaires qui ont traversé ce continent. J’ai été plusieurs fois observateur électoral, notamment lors du référendum révocatoire d’Hugo Chávez au Venezuela et de l’élection d’Evo Morales en Bolivie. Lorsque je suis rentré en France, je me suis installé à Paris, dans le quartier de Belleville, et j’ai eu envie de retrouver les sources de notre histoire révolutionnaire. Je me suis plongé dans la Commune de Paris de 1871. C’est alors que j’ai fait la rencontre – à travers le temps – de Lavalette, mon voisin communard.

À quel moment avez-vous eu l’idée d’en faire une BD ?

Je suis graphiste et, dès le départ, j’ai eu envie de faire un livre avec des illustrations, mais la bande dessinée est venue un peu plus tard, lorsque j’ai pris conscience de la richesse du fond iconographique.

Vous vouliez faire une BD mais vous ne dessinez pas… Du coup, vous a-t-il paru tout de suite évident qu’il fallait utiliser des gravures d’époque pour raconter cette histoire ou avez-vous d’abord songé à la faire dessiner par quelqu’un ?

Je n’ai jamais songé à travailler avec une autre personne. C’était mon premier livre et je voulais, avant toute chose, m’y trouver moi-même, m’y construire en tant qu’auteur. Je n’avais donc pas le choix : je voulais faire de la BD, je voulais le faire seul… et je ne sais pas dessiner. Les gravures sont devenues évidentes. J’ai écarté d’autres idées, comme les photographies de l’époque ou le roman-photo contemporain pour me concentrer sur les gravures – que je trouve absolument magnifiques et qui transportent mon imaginaire.

Pour raconter cette histoire il vous a donc d’abord fallu apprendre à faire de la BD… Vers qui vous-êtes vous tourné pour avoir des conseils et/ou quelles BDs avez-vous étudiées de plus près pour comprendre comment l’Art séquentiel fonctionne ?

Oui. J’ai lu les livres de Scott McCloud, suivi des stages de BD, mais surtout des stages de scénario, avec Robert McKee, John Truby et d’autres.

Un autre problème s’est ensuite posé… Car même si Lavalette a joué un rôle important dans la Commune, il a été quasiment oublié par les livres d’Histoire et il a donc été compliqué de retrouver sa trace et, surtout, de la suivre…

C’est peut-être la partie la plus amusante : la recherche. J’ai passé des mois dans des services d’archives sur la trace de Lavalette. C’est passionnant. C’est comme une enquête policière. Au lieu de regarder une série policière, je l’ai vécue. Parlez avec tous les chercheurs : je crois qu’ils vous diront tous le plaisir des découvertes, les surprises, les fausses pistes…

Ce travail de recherche a été énorme. Combien de temps ce projet vous a-t-il pris au final ?

Huit années. La recherche iconographique m’a aussi pris beaucoup de temps. J’ai commencé par photographier les gravures dans les services d’archives ou les bibliothèque historiques. Puis, j’ai acheté, année après année, quasiment toutes les gravures qui sont dans les livres. J’ai des collections entières de journaux et de livres de l’époque. Je les ai numérisées avec un scanner très haute définition. C’est ce qui me permet d’avoir une telle qualité d’image et de zoomer dedans.

Après tout ce temps passé en compagnie de Lavalette et Victorine, il a dû être dur de les quitter, non ? Qu’avez-vous ressenti une fois la dernière page du tome 3 terminée ?

Un déchirement. Je l’évoque dans une des dernières pages du livre : si je referme le livre, continueront-ils d’exister ? J’ai vécu avec eux pendant toutes ces années. J’ai partagé leur vie, dans la guerre, sur les barricades, lors de la Semaine sanglante… Je ne sais pas comment font les auteurs qui inventent des personnages, lorsqu’ils doivent les quitter. Mes personnages sont réels. Ce sont des personnes qui ont réellement existé, vécu.

Dans une interview vous avez dit cette belle chose : que finalement Les Damnés de la Commune est une œuvre collective faite avec des gens ayant vécu avant vous au XIXe siècle. C’était une facette importante de ce projet à vos yeux ?

Oui, c’est une œuvre collective. Et c’est plus encore, c’est une histoire qui me dépasse. C’est notre histoire collective. Je n’en suis que le passeur, un passeur parmi tant d’autres. Comme Victorine, qui a transmis cette histoire, comme François Maspéro, qui l’a republiée en 1976, comme Jacques Tardi, comme François Bourgeon, comme tant d’autres à venir…

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué quand vous vous êtes (re)plongé dans l’Histoire de la Commune ?

La Semaine sanglante. Je savais théoriquement le nombre de morts. Je croyais connaître cette histoire. Je n’en avais pas vraiment conscience. Le troisième tome est l’aboutissement de ces années de travail et il est centré autour de la Semaine sanglante. C’est, à mes yeux, le plus fort et celui qui dit le mieux ce que j’avais envie de partager.

Dans le récit vous vous attachez à raconter la Commune mais en choisissant un point de vue original et surtout différent : celui de gens simples (même si Lavalette faisait quand même partie du comité central de la garde nationale de la Commune), à la façon d’un Howard Zinn avec son Histoire Populaire des Etats-Unis d’Amérique. L’auteur américain est-il l’une de vos influences et était-il clair pour vous dès le départ qu’il vous fallait raconter une autre Commune, éloignée de celle que l’on lit dans les livres d’Histoire ?

J’ai pris conscience de cela en le faisant. On peut raconter la Commune avec ses grands hommes – y compris quand ses grands hommes sont de grandes femmes, comme Louise Michel. Partir d’un inconnu – mon voisin communard – m’a poussé dans cette voie. C’est maintenant une évidence. L’histoire de la Commune n’a pas été faite par des grands hommes, mais par des milliers d’hommes et de femmes inconnus. C’est ce que l’historien italien Haim Bustin appelle le « protagonisme révolutionnaire ». Avec d’autres auteurs, j’ai observé que nous avons fait la même chose pour raconter des périodes révolutionnaires : des récits chorals. C’est le cas, notamment, de Florent Grouazel et Younn Locard avec Révolution, de Christophe Girard avec Le Linceul du vieux monde, sur la révolte des canuts, de Michèle Audin avec son roman Comme une rivière bleue, sur la Commune ou d’Éric Vuillard avec 14 Juillet

Vous en profitez pour rétablir quelques vérités au sujet de cette période et mettre en lumière des faits d’habitude passés sous silence comme les massacres perpétrés par les Versaillais lorsqu’ils reprennent Paris (vous parlez de 20 000 exécutions !)…

C’est un moment clé dans notre histoire : il est fondateur de notre régime républicain. En massacrant une partie de la population qui rêvait d’une république sociale, les versaillais ont mis en place un régime qui va devenir en quelques années une république de l’ordre social.

Vous montrez également que les Versaillais ont pu forcer les barricades des Communards grâce à l’aide apportée par l’ennemi allemand (qui venait de gagner la guerre et contrôlait donc le territoire français, rappelons-le). Comment expliquer cette aide ? Qu’avaient à y gagner les Allemands ? Le rétablissement de l’ordre sans se mouiller ?

Les Allemands avaient un peu à gagner à voir leur ennemi français affaibli par une lutte interne. Mais ils avaient aussi beaucoup à perdre à une victoire des communards. Ils pouvaient craindre une révolution chez eux. Au contraire, il fallait que les versaillais gagnent, car c’est avec eux qu’avaient été signées les conditions de la fin de la guerre de 1870-1871 : la cession de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine et le versement de cinq milliards de francs or.

Vous ne loupez pas non plus Émile Zola qui, on en parle rarement, a écrit des articles violents voire haineux (« le râle de cette Commune maudite et horrible. Que l’œuvre de purification s’accomplisse« , écrivit-il au sujet des exécutions…) contre les Communards…

Oui. C’est une grande déception que de voir de grandes figures fondatrice de notre République prendre un tel parti et avec une telle haine. On a parlé de guerre civile. C’était une guerre sociale. Riches contre pauvres. À Versaillais, se trouvaient les riches. Ils étaient principalement monarchistes et bonapartistes, mais il y avait aussi des républicains de l’ordre. Le premier d’entre eux est peut-être Jules Ferry.

Vous connaissez Jour J ? A l’instar de cette série BD on ne peut s’empêcher d’imaginer ce qui se serait passé si après la victoire des insurgés, le comité central de la garde nationale avait décidé d’en finir avec le gouvernement de Thiers et les Versaillais aux abois au lieu de tenir une réunion à la mairie de Paris pour décider d’organiser des élections…

Je n’ai pas lu Jour J. On peut effectivement imaginer d’autres histoires possibles. La Commune, c’est une bifurcation de l’histoire. Deux chemins étaient possibles : une République sociale, incarnée par la Commune, ou une République de l’ordre sociale. C’est cette dernière qui s’est imposée : la République versaillaise en marche. On comprend mieux le régime dans lequel on vit lorsque l’on connaît l’histoire et les alternatives qui étaient possibles.

Après la réussite de votre premier récit, on imagine que vous avez pris goût à la BD

J’ai ce goût depuis longtemps et j’espère bien continuer.

Avez-vous déjà commencé à réfléchir à un autre projet ? Si oui savez-vous déjà si vous allez utiliser le même procédé, à savoir des gravures que vous recadrerez et réorganiserez ?

J’ai un autre projet dont je parlerai lorsqu’il sera mûr… Je vais continuer dans cette veine. Je viens de réaliser un petit récit sur ce principe pour la Bibliothèque nationale de France. Mais, cette fois, c’est en roman-photo… J’utilise des photographies et des articles de presse conservés dans Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF, pour raconter le combat de boxe au terme duquel le Franco-Sénégalais Battling Siki devint le premier Africain champion du monde de boxe, en 1922.

On parle déjà d’une adaptation audiovisuelle pour Arte en 2021 dans le cadre de la commémoration des 150 ans de la Commune… Quel rôle joueriez-vous dans le projet ?

Je travaille en ce moment sur le scénario et j’en ferai la réalisation. Ce sera un film d’animation un peu particulier, car il utilisera, lui aussi, exclusivement les gravures de l’époque… Ce projet est très atypique et nous avons la chance qu’ Arte nous fasse confiance. Le projet est porté avec passion par une productrice exceptionnelle : Fabienne Servan-Schreiber. Porter l’histoire de la Commune à la télévision n’est pas chose aisée et il faut beaucoup de volonté et de persévérance pour y parvenir.

Au final, vous avez eu quand même de la chance d’être tombé sur un voisin communard comme Lavalette. Vous auriez pu tomber sur un collabo de Vichy ou je ne sais qui d’autre…

On choisit ce que l’on veut voir. Il y avait peut-être aussi un voisin collaborateur dans l’immeuble…

D’ailleurs dans le tome 3, quand des doutes apparaissent sur la probité et l’honnêteté de Lavalette, on vous sent inquiet, déçu… puis rassuré quand vous découvrez que ce n’était que des mensonges colportés pour le salir…

Vous pensez que ce ne sont que des mensonges ? Moi, je ne sais pas…

On vous imagine fier d’avoir réalisé votre première BD. Quelles sont les BDs qui vous ont donné envie de vous frotter, vous aussi, au neuvième Art ?

Les premières BD reportages de Joe Sacco et d’Étienne Davodeau m’ont ouvert des perspectives : on peut parler du monde en BD et de manière forte. Ce qui me touche le plus, ce sont les œuvres plus intimistes, plus personnelles d’Edmond Baudoin pour qui j’ai une très grande admiration.

(Entretien avec Raphaël Meyssan, à lire dans Positive Rage.)

Raphaël Meyssan