Dissidences : entretien avec Raphaël Meyssan

Entretien sur la Commune de Paris et la bande dessinée Les Damnés de la Commune, le 18 février 2020

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Cinq questions à… Raphaël Meyssan

(Entretien numérique réalisé en janvier 2020)

Dissidences : Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de consacrer une trilogie de romans graphiques aussi ambitieux à la Commune de Paris ? L’enquête racontée en début du premier tome possède-t-elle une dimension autobiographique ?

Raphaël Meyssan : En 2004-2007, j’ai fait plusieurs longs voyages en Amérique latine, alors qu’elle était traversée de mouvements révolutionnaires. J’ai été observateur électoral à plusieurs reprises au Venezuela, notamment lors du référendum révocatoire du président Chavez. J’étais en Bolivie lors de l’élection d’Evo Morales. J’ai assisté au grand mouvement de contestation électorale mené par Andres Manuel Lopez Obrador au Mexique ainsi qu’à l’occupation populaire de Oaxaca. Je suis allé en Argentine, en Équateur, en Colombie, au Chili… J’ai même pensé m’installer en Équateur. Mais je suis retourné en France, à Paris. Après tant d’effervescence, ce pays m’a semblé bien endormi. J’ai eu envie de chercher dans notre histoire des sources d’inspirations qui nous soient propres. Et la Commune s’est très vite imposée à moi.
Lorsque j’ai découvert qu’un communard du nom de Lavalette avait vécu dans mon immeuble, j’ai décidé de suivre sa piste. L’enquête du narrateur a donc une dimension biographique. Mais je ne voulais pas raconter ma vie, je voulais que le narrateur soit un passeur entre le lecteur et cette histoire. Le narrateur est donc un enquêteur, un citoyen d’aujourd’hui, comme vous et moi, qui cherche à comprendre son passé. Tous les faits historiques que je rapporte sont rigoureusement exacts, cependant je prends quelques libertés avec l’histoire de ce narrateur. Son enquête n’est pas entièrement biographique : je joue avec lui afin de surprendre le lecteur. Au cours du récit, le narrateur découvre des choses que l’auteur connaît depuis longtemps.

Dissidences : Le choix de réutiliser voire de détourner le patrimoine iconographique du XIXe siècle est un pari osé et risqué, même, de par les contraintes que cela a dû vous créer. Comment ce choix s’est-il imposé à vous ? De quelle manière travaillez-vous pour rassembler, sélectionner et relégender toutes ces illustrations ?

Raphaël Meyssan : Ce choix s’est imposé par cette simple question : comment faire de la bande dessinée quand on ne sait pas dessiner ? J’avais très envie de faire une BD et je ne sais pas dessiner. Je suis graphiste, c’est-à-dire que je mets en page du texte et de l’image, mais je ne suis pas illustrateur.
Dans les recherches, j’ai découvert la richesse iconographique de cette époque. C’était l’âge d’or de la gravure de presse. Au début, j’ai photographié ces images dans les services d’archives. Puis j’ai acheté, année après année, des collections entières de journaux et de livres de l’époque. Cela m’a permis de numériser les images en très haute qualité.
Quasiment toutes les gravures de cette époque ont été publiées dans des journaux anti-communards. Certaines images reprennent assez fidèlement la réalité observée par des journalistes-dessinateurs. Mais beaucoup d’autres sont violemment anti-communardes. Elles sont caricaturales, décrivent les hommes comme des alcooliques et les femmes comme des furies, des « pétroleuses ». Il est nécessaire de faire un travail de réinterprétation pour se rapprocher de la réalité historique. Cela se fait en consultant les archives, les témoignages, les travaux des historiens. Je donne à la fois un matériau brut et une interprétation à travers mon travail de graphiste et de scénariste.

Dissidences : En centrant votre intrigue sur Victorine et Lavalette, vous avez privilégié une histoire par en bas, une histoire populaire de la Commune : quels ouvrages avez-vous particulièrement utilisé pour construire ce récit extrêmement précis et détaillé, en dehors des mémoires que vous citez ?

Raphaël Meyssan : J’ai consulté des livres d’historiens pour avoir une vision d’ensemble et un recul sur l’événement. Mais ce qui m’a vraiment intéressé, c’est de me plonger dans les récits de l’époque : les témoignages, les articles de presse, les archives… J’utilise les images et les mots de l’époque. Je leur donne la parole. C’est ce qui donne la sensation d’être plongés au cœur de l’événement.
J’ai aussi fait le choix de ne pas mettre en avant les grands hommes. Y compris quand ce sont de grandes femmes comme Louise Michel. Les personnalités sont dans mon récit des personnages secondaires. Les personnages centraux sont des inconnus, des petites gens. Ils forment un récit choral qui permet de mieux comprendre cette révolution. Ce sont eux qui font l’histoire, la petite et la grande. C’est ce que l’historien italien Haim Burstin appelle le « protagonisme révolutionnaire ».

Dissidences : Le début du premier tome rend d’une certaine façon hommage au travail du Dictionnaire Maitron et aux éditions Maspero : autant d’éléments qui semblent renforcer la dimension engagée de votre travail. En quoi la Commune de Paris est-elle à vos yeux toujours d’actualité ?

Raphaël Meyssan : La Commune, c’est un moment de l’histoire où deux chemins étaient possibles. Après la chute du Second Empire et la proclamation de la République le 4 septembre 1870, deux voies étaient possibles. D’un côté, celle d’une République sociale et vraiment démocratique. C’était le rêve des communards et ce qu’ils ont tenté de réaliser en soixante-douze jours. Et, de l’autre côté, celle d’une République de l’ordre social. C’est cette République qui a gagné. La République versaillaise. C’est de ce régime dont nous avons hérité. On comprend mieux la situation dans laquelle nous vivons lorsque l’on connaît cette histoire. Et l’on sait qu’un autre choix était possible. Que ce choix est toujours possible.

Dissidences : Avec Les Damnés de la Commune, vous vous inscrivez dans tout un courant français qui cherche, depuis la fin du XXe siècle, à se réapproprier l’histoire de la Commune : je pense entre autres au Cri du peuple, à la série Communardes ! [1], mais aussi, dans les romans, à Une plaie ouverte de Patrick Pécherot [2] ou au plus récent Dans l’ombre du brasier d’Hervé Le Corre. Que pensez-vous de toutes ces productions, certaines vous ont-elles plus particulièrement marquées ? Qu’est-ce que ce regain d’intérêt vous semble dire de notre époque ?

Raphaël Meyssan : Je crois que c’est un mouvement plus vaste encore. Il concerne aussi d’autres moments révolutionnaires. 1789 avec la bande dessinée Révolution, de Florent Grouazel et Younn Locard, ou le roman 14 juillet, d’Éric Vuillard. La révolte des canuts avec Le Linceul du Vieux Monde, de Christophe Girard. Et la Commune, avec aussi Le Sang des cerises, de François Bourgeon, et Comme une rivière bleue, de Michèle Audin…
Il y a un mouvement profond de réappropriation de l’histoire, mais aussi de mise au centre de ce qui était souvent marginal. Je crois que nous cherchons à ébranler ce qui était présenté comme le « roman national », en donnant de nouvelles références à notre histoire collective.
Avec Les Damnés de la Commune, j’ai voulu transmettre intimement une histoire. J’ai voulu qu’en refermant les livres, le lecteur se dise : « c’est mon histoire ». Qu’il la ressente au fond de lui-même. Qu’elle lui appartienne intimement. Qu’elle devienne un socle sur lequel s’appuyer pour aller plus loin encore.

[1Wilfrid Lupano, Anthony Jean, Communardes ! L’aristocrate fantôme, 2015, Wilfrid Lupano, Lucy Mazel, Communardes ! Les éléphants rouges, 2015, Wilfrid Lupano, Xavier Fourquemin, Anouk Bell, Communardes ! Nous ne dirons rien de leurs femelles, 2016, les trois tomes aux éditions Vent d’Ouest/Glénat (Grenoble) ; les comptes rendus sur notre blog, https://dissidences.hypotheses.org/6738 et https://dissidences.hypotheses.org/7168

[2Patrick Pécherot, Une Plaie ouverte, Paris, Gallimard, collection « Série noire », 2015, lire le compte rendu sur notre blog, https://dissidences.hypotheses.org/6624