L’Humanité Dimanche : « Une époustouflante immersion aux côtés des insurgés »

Laurent Etre a réalisé un entretien avec Raphaël Meyssan, à l’occasion de la sortie du film Les Damnés de la Commune, le 18 mars 2021.

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« Raconter la Commune avec les images et les mots de l’époque »

À l’occasion des 150 ans de la Commune de Paris, Arte propose une époustouflante immersion aux côtés des insurgés, grâce à des gravures originales, un subtil travail d’animation et une narration inspirée. Entretien avec le réalisateur de ce petit bijou, Raphaël Meyssan.

 

Les Damnés de la Commune est l’adaptation, sous forme documentaire, de votre roman graphique du même nom. Qu’est-ce qui a suscité chez vous l’envie de passer ainsi du livre à l’écran ?

Je nourrissais depuis un certain temps cette envie d’adapter « les Damnés de la Commune » à l’écran. Ma rencontre avec la productrice Fabienne Servan-Schreiber, enthousiasmée par le livre et qui rêvait de consacrer un film à la Commune de Paris, a été l’élément déclencheur. J’ai proposé d’écrire le scénario et de réaliser, ce que Fabienne Servan-Schreiber a tout de suite accepté. Le déclic, cela a donc été cette passion partagée.

Pourquoi avoir choisi de réaliser l’ensemble du film à partir de gravures d’époque ? S’agit-il seulement d’un parti pris esthétique ?

C’est un choix esthétique, car ces gravures sont tout simplement magnifiques, mais c’est aussi un choix qui fait sens. Ces gravures constituent un témoignage de la vision que l’époque avait d’elle-même. Je voulais raconter l’histoire de la Commune avec les images et les mots d’alors, pour que le téléspectateur se sente transporté, comme on peut l’être dans un film d’aventures. Et c’est également dans cette logique que j’ai décidé de prendre pour fil conducteur le récit bouleversant de Victorine Brocher.

Qui était Victorine Brocher ?

Victorine était une inconnue, en comparaison d’autres figures de la Commune, telle Louise Michel. Elle n’a pas eu un rôle de premier plan, mais elle était engagée dans la Garde nationale, cette milice citoyenne qui a d’abord défendu la capitale face aux Prussiens, puis face aux versaillais. Victorine Brocher, c’est une femme du peuple, endeuillée par la perte de ses deux enfants en bas âge, avant les événements, et qui s’engage à cœur perdu dans l’insurrection. Elle survit à la semaine sanglante, en s’exilant en Suisse. Par la suite, elle se remarie et adopte des orphelins de communards.

Votre film souligne un clivage fondamental entre deux conceptions de la République : celle de la bourgeoisie, conservatrice, et celle, sociale, des travailleurs. Pourquoi était-il important, à vos yeux, de rappeler cette conflictualité ?

Parce que la Commune représente ce qu’aurait pu être la République. Les communards voulaient qu’elle soit démocratique et sociale. En 1870-1871, la France était à la croisée de deux chemins : soit la République sociale, soit celle de l’ordre social. Et c’est cette dernière qui l’a malheureusement emporté, à Versailles. Ses lois organiques ont été votées par des députés monarchistes et l’un de ses « pères fondateurs », Jules Ferry, a acquiescé aux massacres commis par l’armée lors de la semaine sanglante. On parle ici de près de 20 000 morts civils. Donc, oui, il est extrêmement important de rappeler que le régime dans lequel nous vivons aujourd’hui, et qui est issu de cette République versaillaise, n’incarne pas la seule forme de République.

Quelle était la teneur des débats dans la Commune ? Votre film, à travers l’évocation de Léo Frankel, le délégué au travail, montre qu’il fallait parfois batailler pour porter des réformes sociales améliorant le sort des travailleurs…

La grande majorité des élus de la Commune sont des révolutionnaires. Les modérés finissent par démissionner et, pour une partie d’entre eux, rejoignent Versailles. Ce qui est intéressant dans l’expérience de la Commune, c’est qu’il ne s’agit pas d’un programme politique clés en main, mais bien d’un laboratoire d’idées et de pratiques, avec de nombreuses tendances, différentes volontés à l’œuvre.

Cette convergence d’aspirations libertaires, sociales républicaines ou marxisantes est-elle encore un horizon pertinent pour les luttes émancipatrices de notre temps ?

De nombreux mouvements sociaux, dont les gilets jaunes, ont pu se revendiquer de la Commune, et à juste titre. Ce qu’il me paraît essentiel de retenir, c’est que les différences internes aux communards n’ont pas entamé leur idéal commun, celui d’une République démocratique et sociale. C’était toute la force de ce mouvement, face à une Assemblée nationale où dominaient les monarchistes. Les communards étaient portés par le souvenir des révolutions passées, en particulier celle de 1848, qui avait été en quelque sorte volée par les riches, par les bourgeois. Ce qui est passionnant dans la Commune, ce n’est pas tant chaque réalisation prise à part que le mouvement d’ensemble, ce mouvement révolutionnaire qui fait qu’à un moment donné des femmes et des hommes se mettent à expérimenter dans toutes les directions, et notamment celle d’une démocratie participative, avec l’instauration d’un mandat impératif par lequel les élus devaient rendre des comptes et pouvaient être démis à tout moment.

Entretien réalisé par Laurent Etre


À la mémoire du peuple en armes

Le 28 mars 1871, dix jours après le début de l’insurrection, la Commune de Paris est proclamée. Elle tiendra à peine plus de deux mois mais mettra en œuvre quelques grandes réformes, pour la laïcité ou les droits des travailleurs. Uniquement construit à partir de gravures d’époque, celles-là mêmes qui sont au cœur des romans graphiques (1) du réalisateur, Raphaël Meyssan, ce documentaire est une réussite à bien des égards. Outre son esthétique saisissante, il replace parfaitement l’événement dans le contexte de son époque : cette deuxième moitié de XIXe siècle marquée par un aiguisement de la lutte des classes sur fond d’industrialisation et, pour la capitale, par une métamorphose haussmannienne dont les plus pauvres sont tributaires. En prenant pour fil conducteur le récit d’une communarde, Victorine Brocher (par la voix de l’actrice Yolande Moreau), le film adopte délibérément le point de vue du peuple en armes, ce peuple des faubourgs, de Belleville et Montmartre, porté par l’idéal de la République sociale, ce peuple férocement réprimé (20 000 exécutions lors de la semaine sanglante, 40 000 prisonniers), dont le souvenir est encore trop souvent frappé d’ostracisme. « Les Damnés de la Commune » répare, de ce point de vue, une injustice mémorielle et nous remet surtout en proximité avec une fascinante convergence d’idées anarchistes, communistes et sociales-républicaines. L. E.

(1) Les Damnés de la Commune, trois tomes, éditions Delcourt, 2019.