Rencontre avec l’historien Pierre Serna

Nous avons fait une rencontre autour des Damnés de la Commune avec l’historien Pierre Serna, à la librairie Le Genre urbain, à Belleville, le 27 mars 2018. Ancien directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française, Pierre Serna est professeur à la Sorbonne et critique de bande dessinée à L’Humanité.
Voici des extraits de son intervention.

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L’historien Pierre Serna, Raphaël Meyssan et Xavier Capodano, libraire du Genre urbain, lors du cycle BD-Histoire, à Belleville, le 27 mars 2018.

Cet objet est un véritable ovni.

Il y a plusieurs histoires dans ce livre, dans cette œuvre d’art, qui relèvent d’une grande créativité et inventivité.

Les images révèlent un travail d’observation, un labeur de choix qui a dû prendre des heures, des semaines, des mois. Il y a un travail de mise en scène des images passées qui pose des tas de questions à l’historien que je suis. On a des documents d’époque qui sont pris pour raconter non pas une fiction – puisque les personnages ont existé –, non pas un récit d’histoire – puisque ce n’est pas un travail d’historien, mais un véritable travail de re-constitution, de re-proposition, de re-documentation d’un événement. Ce qui relève d’une prouesse graphique.

C’est une histoire par accumulation et feuilletage. Le principal piège de l’historien, c’est de ne pas voir qu’il y a une histoire de son histoire. Et la Commune a eu beaucoup d’histoires. Avec la Commune, on a une histoire qui est aussi une mémoire. Et il y a un vrai défi de Raphaël.

On a une culture d’images qui est constamment sollicitée dans ce livre, pas seulement par rapport à la Commune, mais par rapport à la révolte, à la culture de la rébellion, de la subversion, et par rapport à la culture de l’édition de gauche, avec notamment Maspero. Il y a ce que je nomme des « images appels » car elles font référence à une culture.

La prouesse graphique de Raphaël est de raconter plusieurs discours dissidents. Je dis à mes étudiants que le plus difficile pour un historien, c’est d’arriver à l’événement tel qu’il s’est passé. Et en même temps, c’est une fiction : on n’est jamais vraiment dans l’événement ; on est dans l’histoire la plus vraie possible de ce qui a pu se passer. L’honnêteté intellectuelle de l’historien, c’est de pouvoir prouver ce qu’il dit – la note de bas de page – et de pouvoir confronter plusieurs documents. Or, justement, ici, on a une honnêteté intellectuelle graphique, qui repose sur un langage qu’on voit assez rapidement apparaître par le jeu de présentation de ces images, par le jeu de couleurs différentes dans l’introduction des mots, ce qui fait qu’on est déjà à trois niveaux et on est aussi à autant de niveau que vous avez de culture des images de la révolution.

Pas de révolte sans images, pas de révolution sans discours iconographique, avec un immense mystère autour de la Commune qui a donné lieu à un titre de livre : Une Révolution sans images. Et pourtant, là, on est plein d’images. Et c’est un vrai défi que cette révolution des images.

Il y a aussi une dimension littéraire qui est très forte. Il y a un signal – un oiseau –, qui annonce comme dans une tragédie ce qu’il va se passer. Il y a une construction en abyme, en appel, une complicité avec le lecteur.

Il y a la notion d’art populaire qui m’a intéressé, à travers le journalisme et sa démocratisation avec la presse illustrée et bon marché du XIXe siècle. Il y a une remise en valeur de quelque chose que je trouve très beau et important dans la culture populaire : la culture visuelle. On a là un élément déterminant par rapport au métier de Raphaël, qui est graphiste, et qui nous interpelle en permanence. Car on est aujourd’hui gavés d’images ; on est dans des régimes de dictature d’images : on vit sous les commandements et les injonctions d’images. Le travail de Raphaël est une remise en valeur de quelque chose de noble, qui était l’un des objets de l’éducation populaire au XIXe siècle, raconté au travers un art, la bande dessinée, qui est également populaire.

On a affaire à une forme qui nait avec la Révolution française qui s’appelle le reportage. On sent comme une frustration ou le fantasme de Raphaël d’être un peu un reporter de guerre : on a ces images qui sont au plus près de la réalité, qui ne sont pas la réalité, mais qui racontent la réalité. Comme un Capa avec ses photos, Raphaël réinvestit l’événement sous la forme d’un reportage imagé. Et je crois que c’est intéressant car il détourne des images qui ne sont pas révolutionnaires, qui sont parfois même anticommunardes, et il les réinvestit. On a là un vrai travail d’historien qui utilise une image qui a été créé dans un sens pas forcément positif pour remettre les personnages qui y sont représentés dans la dynamique révolutionnaire qu’ils ont vécu. On a un vrai travail de recréation du moment révolutionnaire, du moment de la politisation du peuple.

Un collègue italien, Haim Burstin, à l’université de Milan, a inventé le terme de « protagonisme révolutionnaire ». Les révolutions sont de rares moments dans l’Histoire où ceux qui auraient continué dans l’invisibilité de l’Histoire, parce qu’ils sont sans-parole, parce qu’ils sont sans-culotte, parce qu’ils sont sans-dents, ceux-là ont, à un moment donné, une opportunité de prendre la parole et de jouer un rôle dans l’Histoire. Et c’est là que le jeu de miroir entre les petites gens que choisit Raphaël et le grand événement qu’est la Commune est intéressant.

Le trait fort du livre est ce qui est, à mon sens, la seule manière intéressante de raconter l’histoire : se mettre dans la posture du 13 juillet. Si vous vous mettez dans la posture de celui qui connait le 14 juillet et vous la racontez le 15 juillet, ce n’est pas intéressant. Ce qui m’a passionné, c’est qu’on est dans une dynamique intellectuelle de 13 juillet, c’est-à-dire qu’on ne sait pas du tout que les communards vont perdre. On est dans la dynamique des communards qui y croient et on comprend pourquoi ils y croient. C’est vraiment intéressant et c’est fait avec tact et finesse.

Cela pose une des questions les plus importantes, qui était celle qu’Ernest Labrousse, un des plus grand historiens de l’histoire sociale et économique du XXe siècle, avait posé après la Seconde guerre mondiale : « Comment naissent les révolutions ». Ce n’est pas parce qu’on est historien qu’on sait répondre à cette question-là. Mais, comme on est historien, on se pose la bonne question. Et Raphaël, en faisant de l’histoire, devient historien. Et je pense que ce volume est essentiel pour comprendre ce qui est le cœur même de l’Histoire. Et c’est, une vraie prouesse que réalise Raphaël en montrant le contexte. On a une belle œuvre.

J’ai beaucoup travaillé sur les archives de la police de Paris, notamment sur les enquêtes sur les animaux pendant la Révolution – une histoire au ras du sol de la Révolution. Avec les archives, il y a dans ce livre une sorte de redoublement de vérité. C’est pour cela que je parle d’un objet complètement nouveau. Tardi raconte la Commune de manière classique. Là, on est sur quelque chose qui n’est pas du tout classique, quelque chose qui invente une forme pour dire : « comment dire ce qui s’est passé ». Et cela redouble de vérité.

Se pose la question des modèles de narrativité de l’Histoire. Et, là, on est vraiment face à une invention. Je n’en connais pas d’autre. On a une vraie invention, une vraie innovation. On prend des choses connues – des mots, des bulles, des cases – mais on a quelque chose de radicalement nouveau.

La discussion s’est poursuivie autour d’un verre de vin et d’une séance de dédicaces.