Réforme : « “Les damnés de la Commune”, une adaptation stupéfiante »

Sophie Esposito signe une très belle critique des Damnés de la Commune dans l’hebdomadaire protestant du 23 mars 2021.

Imprimer Partager sur Facebook Partager sur Twitter

Documentaire : “Les damnés de la Commune”, une adaptation stupéfiante

Diffusé ce soir sur Arte, Les damnés de la Commune est un film audacieux et créatif qui nous plonge au cœur de cette révolution singulière avec des gravures d’époque animées. En mélangeant la grande Histoire avec la petite, il nous fait revivre les événements qui ont enflammé la capitale en 1871.

Le 18 mars 1871, exténuée par un blocus de quatre mois, assiégée par les Prussiens qui contrôlent un tiers du territoire national, Paris se révolte. La capitale se soulève contre une Assemblée nationale monarchiste qui veut signer la paix coûte que coûte. Les barricades poussent. Devant l’insurrection, le gouvernement provisoire (légitimement élu) fuit à Versailles et laisse Paris aux mains des communards. C’est le début d’une aventure collective qui dure un peu plus de 2 mois (72 jours), une tentative unique de faire une République indépendante qui sera écrasée par l’armée versaillaise au cours d’une « semaine sanglante » au bilan humain terrifiant : 20 000 personnes exécutées et 40 000 emprisonnées, dont 4 000 déportés en Nouvelle Calédonie, comme Louise Michel.

En mars 2021, la mémoire de la Commune de Paris reste profondément conflictuelle : un triste moment de guerre civile pour la droite, une révolution moderne et féconde pour la gauche. Toujours est-il que des milliers de parisiens, d’inconnus, prêt à mourir pour la justice sociale et l’idéal républicain ont alors expérimenté un laboratoire de réformes populaires : la séparation de l’Église et de l’État, l’enseignement laïc, gratuit et obligatoire, le plafonnement des plus hauts revenus, la citoyenneté accordée aux étrangers, l’égalité des salaires entre les femmes et les hommes, la réquisition des logements vacants pour les sans-domiciles, la justice gratuite, la reconnaissance de l’union libre… C’est une période riche d’expérimentation politique teintée de démocratie participative tout autant qu’un rêve humaniste, enthousiasmant et tragique, qui transparait dans Les damnés de la Commune, un témoignage exceptionnel, précis et poignant, écrit et réalisé par Raphaël Meyssan.

Un roman graphique pour raviver la mémoire collective

En 2010, Raphaël Meyssan découvre qu’un certain Lavalette, une figure majeure de la Commune, avait vécu dans son immeuble. Fasciné, le graphiste décide d’enquêter sur cet homme avec qui il partage le même espace, à 140 ans de distance. Il se plonge alors dans les archives de la police et de Paris, épluchant pendant six ans les livres et journaux du XIXe siècle avec pour objectif de raconter cette période tumultueuse et trop peu connue de notre histoire, « une virgule dans les programmes scolaires » dit-il. À partir d’une abondante matière première, caractéristique de la manière dont l’époque se voyait elle-même, il crée Les Damnés de la Commune un magnifique roman graphique sur ces années de tourments qui ont conduit à l’insurrection parisienne de 1870 -1871, une sorte de bande dessinée en 3 tomes parue aux éditions Delcourt entre 2017 et 2019.

Parti à la recherche de Lavalette, le narrateur sera bouleversé par le témoignage de Victorine Brochet [1], une femme du peuple devenue cantinière puis ambulancière d’un bataillon de fédérés. À travers la biographie croisée de ces deux personnages, ayant réellement existé, Raphaël Meyssan invente un style narratif original, entre livre expérimental, enquête policière et récit historique très documenté. Visuellement, son œuvre est exclusivement constituée de 1500 gravures réalistes en noir et blanc, qu’il utilise et réinterprète, qu’il recadre et découpe. Les dialogues sont également écrits à partir de textes, de journaux et de débats publiés à l’époque. Il construit ainsi un formidable récit à charge, limpide et teinté d’humour, qui rend hommage au quotidien de ces femmes et ces hommes majoritairement anonymes, ces figures humaines qui ont fait, cru, construit, expérimenté et souffert de la Commune.

Une adaptation qui magnifie le dispositif esthétique initial

Enthousiasmée par la trilogie, la productrice Fabienne Servan Schreiber a proposé à Raphaël Meyssan de réaliser une version filmée de son propre roman graphique pour Arte. Une nouvelle source d’inventivité pour le talentueux graphiste réalisateur qui témoigne ainsi de son travail d’adaptation : « Graphiquement, on a exploré de multiples pistes. (…) Avec une gravure qui raconte une grande scène, un grand événement avec plein de personnages, on peut zoomer pour faire parler un de ces personnages puis sur un autre qui va lui répondre, et se déplacer comme cela dans l’image. On peut ajouter d’autres éléments, créer différents plans dans une même image pour obtenir un sentiment de profondeur et s’immerger dans l’image. »

Ce film documentaire d’animation est une œuvre collective extrêmement réussie. Toujours aussi rigoureux historiquement, le récit filmique gagne en puissance émotionnelle. L’animation magnifie le dispositif esthétique initial, en y ajoutant de la vie grâce au mouvement et à la sonorisation. Saluons le beau travail de montage entre les bruitages, les compositions musicales (en trompettes et violons) et les voix d’une douzaine de grands comédiens et comédiennes. Mathieu Amalric, Fanny Ardant, Charles Berling, Sandrine Bonnaire, André Dussollier, Anouk Grinberg, Arthur H, Félix Moati, François Morel, Denis Podalydès, Michel Vuillermoz et Jacques Weber « ont participé de façon exceptionnelle à ce film, ils disent une réplique, deux répliques, ils incarnent Victor Hugo, Clemenceau ou encore Gambetta ». Et tout particulièrement, « il y a Yolande Moreau qui a accepté d’incarner Victorine et qui le fait de manière très sensible et bouleversante et Simon Abkarian qui prête sa voix au narrateur et qui nous emporte dans cette histoire épique. »

La poésie se mêle à la reconstitution historique

Avec l’animation des gravures, la poésie se mêle à la reconstitution historique. La pluie et la neige sont de la partie. Les ciels parisiens s’emplissent d’un envol d’hirondelles, de pigeons ou de corbeaux. On entend les cris des oiseaux. Les dessins noirs et blancs tremblent et valsent sous nos yeux lorsque crépitent les flammes des incendies qui ravagent les bâtiments publics. Le souffle narratif nous embarque dans un registre intime tout autant que dans le spectaculaire. On plonge encore plus fortement dans l’événement révolutionnaire, au cœur de la contestation populaire parisienne et de la sanglante répression qui s’ensuit. À l’écran, la trame narrative, limpide, est resserrée sur le destin exceptionnel du personnage de Victorine afin de nous faire comprendre le quotidien, les inquiétudes, les souffrances de cette ouvrière modeste. On suit son engagement dans le bataillon des enfants perdus, son enthousiasme et son désespoir de voir s’achever un rêve humaniste qu’elle voudrait voir refleurir : « Cette Histoire, c’est la tienne. Je te la confie. Prends soin d’elle. Protège-la. Et surtout, transmets-la. ». Passionnant.

Sophie Esposito

À voir : Les Damnés de la Commune de Raphaël Meyssan, diffusé mardi 23 mars à 20h50 et sur arte.tv jusqu’au 21/05/2021 (durée : 88min).

(Lire l’article sur le site de La Réforme

[1Souvenirs d’une morte vivante publié en 1976 par François Maspero, édité en poche en 2017 chez Libertalia.